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Savannah Macé aime… “Cendrillon” de Joël Pommerat

Loin des baguettes magiques, de la citrouille transformée en carrosse et de la pantoufle de verre, le metteur en scène Joël Pommerat opère une réécriture totale de Cendrillon. Ici, Cendrillon s’appelle Sandra ou Cendrier, elle vit dans une sorte de Villa Arpel lugubre, avec ses nouvelles sœurs, qui sont constamment sur leurs smartphones. Son père fume en cachette et sa belle-mère a recours à la chirurgie esthétique.

Deborah Rouach interprète avec singularité, cette enfant terne, qui se complait dans ce rôle d’esclave rabaissée, répondant avec entrain, aux pires tâches domestiques. Malgré son jeune âge, elle ne s’amuse jamais, car elle trop préoccupée à penser à sa défunte mère, qu’elle croit maintenir en vie par la pensée. Endossant constamment le poids d’une culpabilité infondée, elle s’inflige volontairement le plus mauvais des traitements afin d’expier ce qu’elle considère comme sa faute. Fière et désireuse de son sort, elle se retrouve enfermée et à l’écart d’une réalité tout aussi trompeuse et mensongère que celle qu’elle s’est créée. Jusqu’à ce que jaillisse de son armoire, la fameuse fée. Une magicienne un peu étourdie…

Comme à son habitude, le metteur en scène Joël Pommerat parvient, avec un décor épuré, mais un innovant travail sur la lumière et les ombres, à créer une atmosphère atypique et sans égale. Dans le but d’aborder la question de la mort, il reprend ce célèbre conte de Cendrillon et le remanie en une puissante version, certes plus moderne et risible, mais davantage ténébreuse et bouleversante.

Au-delà de l’humour, incarné majoritairement par Catherine Mestoussis, la belle-mère, dont le jeu contrôlé et étudié au moindre sourcillement est époustouflant de charisme, l’ambiance angoissante, entremêle mystères et surprises. En décalage avec les chansons rêveuses et le cliché final de tous les contes, il s’agit, avant tout, de questionner le poids et l’importance des mots, ceux qui comptent. Ces mots qui vous hantent et déterminent votre destin et vos attentes. Plus loin que le langage se reflète le désir d’une honnêteté et d’un respect à appliquer envers soi-même. Belle leçon d’apprentissage que Pommerat véhicule à travers le thème de la mort dans le contexte de l’enfance. Peut-on se détacher de l’influence des mots ? Comment parvenir à accepter la souffrance et à tourner la page du passé afin de vivre dans le présent et vers l’avenir ? L’appréhension du temps est centrale dans cette création qui n’en oublie pas l’onirisme propre au conte, mais qui, ici, paraît plus rationnel. Happés par cette histoire bien terre-à-terre, le merveilleux subsiste et, bercés par la voix hypnotisante de la conteuse, nous sommes entraînés, avec force, vers des confins inconnus. Ceux d’un Théâtre brillant de clarté et de lucidité, un moment suspendu, au cœur de la fragilité humaine.

Savannah Macé

Savannah Macé aime… “Lucrèce Borgia” de David Bobée

Choix audacieux et pertinent que de choisir la sulfureuse Béatrice Dalle, actrice borderline, mordue des atmosphères sensuelles et tourmentées, pour incarner Lucrèce Borgia, de Victor Hugo. Partis pris osé du metteur en scène David Bobée qui initie l’actrice à ses premiers pas sur une scène de Théâtre. Un défi emporté haut la main par ce monstre féminin qui puise à merveille dans la noirceur et le charisme de Béatrice Dalle. Le metteur en scène nous présente un spectacle plein de panache, de vie et d’impulsivité.

Lucrèce Borgia est une femme craint dans toute l’Italie. À la simple évocation de son nom, les langues se délient et les corps se rebellent. Les Borgia, cette famille de démons, réputée pour ses crimes, ses empoisonnements et ses incestes. Une famille maudite par les Seigneurs de Venise, qui ont perdu sous ses coups, plusieurs de leurs proches.

Dans Lucrèce Borgia, il est question d’amour, de loyauté et de vengeance. D’une horreur et d’un dégoût assumés mais plus violents lorsqu’ils sortent de l’ombre. D’un amour trompé et biaisé mais non moins sincère. De l’humain dans toute sa complexité. De cette femme, qui en reste une malgré toute la barbarie à laquelle elle est rattachée.
Dans cette mise en scène de David Bobée, il faut se méfier de l’eau qui dort. On observe avec distance et appréhension cette Lucrèce Borgia, pieuvre noire, calme et maitrisé. Cette tête haute pleine de sang-froid, vibrant de passion. Par amour, elle tente de sauver Gennaro, jeune Capitaine de la République de Venise. Un cœur noble et pur qu’elle béni sincèrement alors que lui la maudit et la méprise.
La pièce a eu la chance d’être jouée au Château de Grignan, un cadre exceptionnel, qui donne lieu à une scénographie sublime. La façade du Château, rappelle celle du Palais Borgia, entouré d’eau, surplombée par des estrades mobiles. Un petit Venise est recréé sous nos yeux. L’eau, cet élément organique et hypnotisant est un personnage à part entière. Elle se fait mystère, matière de jeu, de liesse et de violence. Grâce à un brillant travail sur la lumière, des ombres et des reflets miroitants, dansent sur les murs en pierres. L’univers nocturne prédomine, confrontant les tons noirs des vêtements à la chair des corps. L’ambiance vire du rouge sang a des lueurs claires, plus rassurantes en apparence. Des lueurs qui proviennent du Palais de la Princesse Negroni, lieu feint du divertissement et de l’enivrement.

Les comédiens sont accompagnés par un musicien et chanteur, en live. Avec sa voix suave et ses tonalités rock’n’roll, il rythme la pièce et renforce les moments d’horreur et de douleur.

David Bobée partage avec nous son univers très visuel et chorégraphié, presque pictural. Les scènes s’enchainent, comme des tableaux, sublimes d’esthétisme et de poésie. La scène finale des cinq seigneurs qui tombent sous l’effet du poison, suivie de la trajectoire macabre et animale de Lucrèce Borgia, qui assène sa dernière morsure, sont des passages d’une beauté incroyable.

À tout cette harmonie, s’ajoute les neuf comédiens très distincts et représentatifs d’un monde qui dépasse la petite Venise. David Bobée quitte l’uniformité et ouvre les frontières. Nous découvrons des personnalités, des voix et des corps qui constituent le clan des Seigneurs, des amis, unis à la vie comme dans les armes. Fidélité, fraternité, diversité, jeunesse et fougue s’entremêlent. Aussi acrobates, danseurs et chanteurs, les comédiens virevoltent sur les estrades et se fondent dans cette eau, terrain de jeux propice aux débordements.

Savannah Macé