Entretien avec David Bobee
Par Cathy Blisson
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David Bobee, pourquoi monter Hamlet, ce n’est pas votre genre ?

C’est vrai que depuis dix ans je me suis plutôt opposé, dans la pratique, au théâtre de répertoire. Non sans rechercher en filigrane ce théâtre là, dont je suis grand lecteur et spectateur. Mais en tant que metteur en scène, je ne voulais pas me laisser dévorer par ce type de texte. Je crois qu’il est important de savoir d’abord qui l’on est, et d’où l’on parle, pour arriver à rassembler ses propres outils, avant d’entrer en dialogue avec des monstres sacrés comme Hamlet. Ces dix dernières années, j’ai donc travaillé sur des textes contemporains, avec la volonté de définir une esthétique, de cerner mes envies de théâtre. Et en matière de langage contemporain, d’écriture de plateau, j’ai l’impression d’avoir abouti quelque chose en faisant toujours un pas de côté. Un pas de côté vers la danse, un pas de côté vers la vidéo, un pas de côté vers les arts plastiques, vers le cirque… Aujourd’hui, faire un pas de côté vers un répertoire que je n’ai jamais pratiqué semble périlleux, donc tentant ! Et quitte à monter un texte, autant que ce soit le texte des textes… Un texte monument, qui fait partie du patrimoine de l’humanité. Hamlet, donc.

Un texte “patrimoine de l’humanité”, qu’est ce que ça change ?

Demandez à n’importe qui dans la rue de vous citer une pièce de théâtre, il y a toutes les chances qu’il vous réponde Hamlet ou Roméo et Juliette, qu’il brandisse un crâne imaginaire, qu’il déclame “être ou ne pas être”… Du plus néophyte au plus expert, tout le monde a son idée d’Hamlet. Et j’aime cet enracinement dans une culture commune, partagée. Tous mes spectacles sont traversés par une imagerie publicitaire, cinématographique, musicale, par des éléments référencés. Hamlet a ce caractère référencé. Il ne s’agit donc pas seulement de raconter une histoire (puisque le plus grand nombre a la maîtrise de ladite histoire), mais aussi de se livrer à l’exercice de la lecture, de donner à lire ou relire un point de vue sur ce texte, sur ses personnages. Le dialogue qui existe entre le spectateur et le metteur en scène sur l’histoire, et le dialogue qui existe entre le spectateur et l’acteur sur le personnage, m’intéressent beaucoup plus que le simple fait de raconter une histoire ou faire croire à un personnage. Hamlet permet cela. Et lorsque l’on monte un premier classique, il est rassurant de partir d’un socle commun !

Quel est votre objectif, avec cet Hamlet ?

Quand je monte Hamlet, je cherche moins à parler de la société dans laquelle je suis. Je n’ai pas envie d’utiliser Hamlet pour évoquer la politique d’aujourd’hui, par exemple, même si un jeu de correspondances peut se faire dans une lecture plus complexe. Mon objectif est justement de donner à lire Hamlet, de le donner à réentendre aux gens qui le connaissent, de le donner à écouter pour la première fois aux lycéens ou aux personnes qui n’ont jamais vu, entendu, ou lu Hamlet. Je veux plonger directement dans le coeur de ce texte, dans ce fond de culture partagée qu’on doit avoir pour maîtriser les outils de pensée, d’intelligence, de recul critique, qui permettent d’être armé dans le monde d’aujourd’hui. Mon objectif, c’est qu’Hamlet soit un spectacle populaire, ce qui n’est absolument pas démagogique. Je trouve que c’est infiniment plus compliqué de faire un spectacle qui s’adresse à tous, que de se faire plaisir en s’adressant à une poignée d’initiés. Je veux à la fois donner ce texte, et en donner une lecture. Et je crois qu’un public populaire l’est justement lorsqu’il est diversifié, à l’image de la société ; je cherche donc à raconter et partager une histoire très simplement tout en multipliant les angles de lectures : parler à un public large, en n’oubliant pas les quelques “spécialistes” d’Hamlet. Quand ceux là verront, par exemple, que je n’utilise pas un crâne romantique de vanité contemporaine, mais un crâne plus violent, plus brutal, complètement explosé en petits fragments d’os, peut-être que cela éclairera autrement la figure d’Hamlet face à la mort et à lui-même. Peut-être. Ce qui n’empêchera pas le public non spécialisé d’avoir quand même l’histoire, racontée et bien racontée, avec une quinzaine d’acteurs, plutôt que trois qui joueraient tous les rôles.

Qu’est ce qui vous parle dans Hamlet ?

Hamlet, pour moi, est quelqu’un qui utilise tous les outils à sa disposition, y compris le théâtre, pour questionner son environnement. Il a des interrogations à la fois intimes et politiques qui résonnent avec ce que j’explore dans mes spectacles ; la présence de la mort, du deuil, la catastrophe comme révélateur ou élément perturbateur… Je ne pense pas qu’Hamlet ait la connaissance avec un grand C. Je pense qu’il a l’intuition de la vérité. De mon côté, j’ai l’intuition que je dois monter ce texte-là, l’intuition qu’il a de grandes résonances par rapport à mon travail, par rapport à moi, et par rapport à l’époque.

J’ai longtemps occulté cette idée, mais elle m’habite depuis un bon bout de temps. Alors que je définissais mon théâtre, mon esthétique, ma position dans cette société, dans ce métier, dans mon équipe, je glissais dans les textes avec la complicité de Ronan Chéneau ou de Cédric Orain des petites bribes d’Hamlet. De toutes petites répliques très courtes, parfois, ça se jouait sur deux mots. Mais moi, je savais. Et puis, il y a une correspondance entre la structure des pièces que je monte, qui sont dans des ruptures de genre et de rythmique, et l’écriture de Shakespeare, qui est tout sauf linéaire, qui est fragmentaire, presque de l’ordre du montage cinématographique.

Hamlet-Bobée

Comment adaptez-vous le texte ?

Déjà c’est une nouvelle traduction, de Pascal Collin, qui n’en est pas à son premier Shakespeare. Le texte va être édité dans cette nouvelle traduction aux Editions Théâtrales. Je redoutais de me retrouver face à une espèce de monolithe en marbre, un texte trop figé par les siècles et toutes les lectures qui ont pu en être données… Alors pour désacraliser le

texte, puisque c’est ma façon de faire du théâtre, loin des monstres et loin du sacré, j’avais besoin de continuer à travailler comme je travaille avec Ronan Chéneau, un auteur vivant qui est à mes côtés en répétition, avec qui je peux dialoguer sur le texte, interroger tel ou tel mot, telle ou telle phrase, telle ou telle idée. Pour Hamlet, avoir le traducteur à la fois vivant et à mes côtés, me permettra de retrouver une plasticité dans le texte.

Il faut dire que Pascal Collin est un traducteur époustouflant. Ne serait-ce qu’en discutant avec lui en amont, on s’aperçoit que la traduction elle-même est déjà une dramaturgie en train de s’écrire. Choisir tel mot plutôt que tel autre, telle tournure plutôt que telle autre… Nous avons des discussions assez passionnantes de quelquefois une demi-heure, une heure, sur un mot. Lequel choisir, et pourquoi… Pascal est complètement à l’écoute du projet lui-même, et complètement à l’écoute de Shakespeare, de sa façon de faire claquer comme un fouet ses répliques, qu’on a un peu moins chez d’autres traducteurs complètement respectueux de la lettre. Par exemple le spectacle que fait donner Hamlet : “La Souricière” devient ici “Le piège à rat”, ça c’est un titre… Et puis Pascal est un homme de plateau, il a travaillé avec Gabily, avec son frère Yann-Joël, c’est d’abord un acteur. Je veux interroger le rapport au corps à travers Hamlet ? Et bien, le corps est compris dans la traduction, dans l’écriture, dans la façon dont la langue claque dans le palais de l’acteur. Le langage… la langue c’est un organe, c’est du corps. Et finalement, j’ai proposé à Pascal Collin de jouer Polonius, le ministre conseiller du roi Claudius. Ainsi, j’aurai le traducteur présent sur le plateau, à mes côtés en répétitions…

Comment avez-vous imaginé la distribution d’Hamlet?

La distribution est un jeu de cercles concentriques autour de mes différents projets et des différents univers dans lesquels j’ai pu travailler ces dix dernières années… Et je dois dire… que je la trouve sublime dans sa diversité ! Diversité de disciplines entre le théâtre, le cirque, la danse, le théâtre amateur, professionnel, ou “professionnel n’ayant travaillé qu’avec moi” ; différences de couleurs entre black, blanc, beur, d’origine anglaise, congolaise, française, algérienne voir du Honduras ; diversité de corps, du grand fin au petit costaud. L’uniformité me panique, comme l’idée même de pouvoir appartenir à cette uniformité… C’est peut-être un poncif, mais chaque individu est unique et doit être respecté pour cela. Je suis pour le communautarisme réduit à l’échelle individuelle ! (Rires). Et je trouve toujours très beau et très rassurant que les plateaux reflètent un tout petit peu de la réalité de la population. Pas forcément celle qui est habituellement dans les salles, mais celle qui devrait être dans les salles.
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